Archives de Catégorie: Premières lignes

Premières lignes… #296

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Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.

Il faisait de plus en plus chaud.
Frank May quitta son petit matelas et s’avança jusqu’à la fenêtre. Murs et tuiles ocre, couleur de l’argile locale. Immeubles carrés, comme celui où il se trouvait, toits-terrasses occupés par des résidents qui y dormaient la nuit pour échapper à la chaleur des appartements. À présent, certains d’entre eux regardaient vers l’est par-dessus les garde-corps. Ciel du même ocre que les immeubles, teinté de blanc là où le soleil ne tarderait pas à apparaître. Frank prit une longue inspiration. Qui lui rappela aussitôt l’atmosphère des saunas alors que c’était le moment le plus frais de la journée. Il n’avait pas passé plus de cinq minutes de sa vie dans un sauna, faute d’apprécier la sensation. L’eau chaude, d’accord ; l’air chaud et humide, non. Pourquoi s’infliger une telle impression d’étouffement ?
Ici, impossible d’y échapper. Frank n’aurait pas accepté le poste s’il avait su. Cette ville était jumelée à la sienne, mais ce n’était pas la seule, de même qu’il existait d’autres structures humanitaires. Il aurait pu travailler en Alaska. Sans que sa propre sueur lui pique les yeux. Il était déjà trempé, son short aussi, le matelas aussi, là où il avait essayé de dormir. Il crevait de soif mais la bouteille près du lit était vide. Toute la ville résonnait du bruit des climatiseurs, qui bourdonnaient comme des moustiques géants.
Puis le soleil surgit sur l’horizon. Avec l’éclat d’une bombe atomique, ce qu’il était par définition. Le contre-jour assombrit champs et bâtiments dans cette direction, tandis que la tache lumineuse s’élargissait, devenait un croissant aveuglant. La chaleur qui en émanait gifla Frank. Les radiations solaires lui brûlaient la peau. Ses yeux baignés de larmes ne voyaient plus grand-chose. Tout était ocre ou beige ou d’un blanc insoutenable. Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Ce qui faisait en Fahrenheit – il pianota – 103°. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème. Quelques années auparavant, il se serait agi de l’une des plus hautes températures humides jamais enregistrées. Non pas d’un simple mercredi matin.
Des gémissements affligés montèrent du toit d’en face. Cris d’horreur poussés par deux jeunes femmes penchées sur le garde-corps, vers la rue. Quelqu’un sur ce toit ne se réveillait pas. Frank s’empressa d’appeler la police. Pas de réponse. Dur de savoir si la communication passait. Des sirènes retentirent, distantes, comme noyées. Avec l’aube, les gens trouvaient des dormeurs en détresse et ceux qui ne se réveilleraient jamais de cette longue nuit torride. Alors ils cherchaient de l’aide. Les sirènes indiquaient que certains appels avaient abouti. Frank vérifia de nouveau son téléphone. Chargé, connecté. Mais aucune réponse du poste de police qu’il avait déjà contacté plusieurs fois depuis son arrivée quatre mois plus tôt. Encore deux mois à tirer. Cinquante-huit jours, beaucoup trop. Le 12 juillet et toujours pas de mousson en vue. Il fallait se concentrer sur chaque journée, une à une. Avant de retourner à Jacksonville en Floride, ridiculement fraîche par comparaison. Frank aurait bien des histoires à raconter. Mais ces pauvres gens sur le toit d’en face…
Le bruit des climatiseurs cessa d’un coup. Provoquant d’autres cris d’horreur. Plus de connexion sur le téléphone. Plus d’électricité. Baisse de tension ou coupure totale ? Les sirènes beuglaient comme tous les dieux et déesses du panthéon hindou.
Les générateurs prirent le relais, engins braillards à deux temps. Carburant illégal – essence, gazole ou kérosène – gardé en réserve pour ce genre d’occasion, passant outre la loi qui imposait le gaz naturel liquéfié. L’air, déjà pollué, ne tarderait pas à s’emplir de vapeurs d’échappement. Autant se mettre le pot d’un vieux bus sous le nez.
Frank toussa rien que d’y penser. Il voulut s’abreuver mais la bouteille était toujours vide. Il l’emporta en bas, la remplit d’eau filtrée au bidon placé dans le réfrigérateur de la réserve. L’eau était encore fraîche malgré la coupure de courant et le resterait un moment dans la bouteille isotherme. Il y ajouta un comprimé d’iode pour faire bonne mesure puis vissa fort le bouchon. Le poids de l’eau le rassura.

Premières lignes… #295

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Il n’y a pas de nuit dans Tonnerre. Lottie attend pourtant les heures les plus sombres pour franchir le sas qui mène à l’extérieur. Une alarme lointaine résonne dans les entrailles de la cité, une diversion. Son cœur tambourine contre ses côtes frêles. Son ventre distendu lui fait mal. Les contractions la déchirent de l’intérieur. Ses bras, ses cuisses, son cou, chaque parcelle de sa peau tire, gratte, suinte. Elle a arraché les électrodes et les aiguilles avec toute la violence dont son corps épuisé était encore capable. Du sang perle au creux de ses coudes. Chaque mouvement est un supplice. Quand ses mains, marbrées de bleus à cause des perfusions, empoignent les barreaux de l’échelle, elle pense abandonner. Se laisser retomber au sol, emportée par le poids de l’enfant dans son ventre. Rester là serait si simple, accepter, plier, les choses finiront bien par s’améliorer, ils le lui ont promis, elle va leur donner un enfant fort, sain. Alors la rage la prend. Comme une envie de vomir. Mensonge. S’il correspond à leurs critères, cet enfant sera le premier d’une longue série. Elle expire un grand coup, serre les poings. Jamais plus elle ne les laissera l’attacher à cette chaise articulée. Jamais plus elle ne sera sanglée sur cette table, le visage écrasé contre le rembourrage en plastique, son dos offert à leurs bistouris, sa moelle osseuse vulnérable à leurs ponctions. Jamais plus ils ne briseront ses os pour en extraire des remèdes. Jamais plus elle ne servira de cobaye à leurs expériences. Elle est submergée par un sentiment d’injustice si profond, si pur, que ses pieds se mettent en mouvement. Un échelon après l’autre. Elle grimpe, grogne, souffle, s’extirpe de la cité close. Son ventre racle le bitume délavé, sa mince chemise se déchire. Elle laisse échapper un rugissement salvateur en roulant à même le sol, échouée sur le dos. Elle rit et elle pleure en même temps. Une fine bruine lui tombe sur le visage, l’aveugle, lui pique la peau. Elle tire la langue pour la boire, l’accueillir. Elle est dehors. Le monde tourne et la nuit n’est pas noire. Elle est zébrée d’éclairs et de lumières fugitives.
Elle se redresse à quatre pattes. Chacun de ses muscles proteste. Les contractions se font de plus en plus proches, de plus en plus fortes. Un liquide poisseux coule le long de ses jambes alors qu’elle se relève en titubant. Elle essuie d’une main l’eau et la sueur sur son front, resserre les lambeaux de sa chemise autour de son corps. Partir. Trouver Nora. Disparaître.

Premières lignes… #294

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Qui a jamais compris comment s’ouvrent les portes ? Décrit depuis deux siècles, le phénomène demeure inexpliqué. J’ai reconnu celle-là quand elle s’est dressée devant moi, vaste rectangle d’air trouble et frémissant, et je me suis rué dedans. Sans espoir de retour. Aucune hésitation lorsqu’on est sur le point de perdre la vie…
J’avais quitté Callisto dans l’ombre de son terminateur, je suis sorti dans un midi brûlant où dansaient trois soleils, une géante orange et une binaire bleue. J’ai caché mes yeux, ébloui. L’espace d’un instant seulement parce que j’avais distingué deux silhouettes et je redoutais mes associés trahis. S’ils m’avaient suivi depuis Asgard, ils ne me feraient pas l’aumône d’un procès. Je craignais moins les polices à mes trousses.
Deux exclamations de surprise m’ont rassuré. L’une appartenait clairement à une femme. L’autre marquait tant d’effroi qu’il était impossible de la relier à l’un de mes poursuivants. J’ai rengainé mon Glock et désactivé ma cuirasse, j’étais sauvé.
— Incroyable ! Il n’y avait personne autour de moi quand j’ai franchi la porte, s’est étonnée la fille.
— Pareil, a renchéri le garçon. D’où venez-vous ?
— Sol III, FrancEurope, printemps soixante-deux.
— Et moi Ville Antarctique, été cinquante-neuf. Vous me raconterez les trois ans qui me manquent ?
Elle a hoché la tête, et tous deux se sont tournés vers moi. Ils fronçaient les sourcils, le regard inquisiteur. En d’autres circonstances, cela m’aurait exaspéré, mais j’étais si soulagé que j’ai lâché un petit rire.
— Eh bien, on ignorait que les portes perturbent l’espace et le temps ?
— Parce que pour vous, c’est l’évidence, monsieur le baroudeur ? Ou juste une attitude, assortie à votre cuir, votre tignasse et vos armes ?
Les poings sur les hanches qu’elle avait joliment rondes sous une taille fine et des seins de statue, la fille me toisait, l’œil furieux. Une frange de cheveux bleu nuit barrait son front. Elle me plaisait, la bougresse, et j’aurais volontiers mordu sa bouche vipérine et le reste de son anatomie.
— J’ai déjà franchi quelques portes, oui. Quand les polices de dix planètes vous traquent, on prend la tangente lorsqu’une issue a le bon goût de s’offrir à vous.
Le garçon s’est avancé, la main tendue. Je l’ai serrée sans hésiter. Impossible de se méfier d’une telle créature. Tout était délavé, chez lui, le cheveu paille, les yeux pâles, la bouche et le teint anémiques, et jusqu’à ses manières.
— David. Sur Terre, j’étais poète et l’inspiration me fuyait.
— Alors vous avez fui pour la retrouver.
— Ne riez pas. Je n’en pouvais plus de ce monde essoré.
— Belle image. Moi, c’est Maximilien. Et vous, demoiselle ?
Elle a haussé les épaules. J’ai insisté.
— On ne passe pas une porte pour jouer. Vous le saviez, n’est-ce pas ? Vous le saviez que vous pourriez ne jamais revenir chez vous. Alors pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a poussée ?
Au lieu de me répondre, elle s’est élancée vers le sommet de la colline qui bornait l’horizon. Nous nous sommes hâtés de la suivre. Je me méfiais. Conforme à tous les lieux où s’ouvrent des portes, cet endroit permettait une respiration sans entraves et son environnement immédiat transpirait le calme. Par surcroît, le rideau des feuillus qui couronnaient la crête lui donnait un air familier. Cependant, les ambiances lénifiantes de planètes inconnues m’avaient déjà trompé.

Premières lignes… #293

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L’air qui s’infiltre entre ses dents est blanc. Blanc comme les quelques lambeaux de coton qui se traînent en travers du ciel. Blanc comme la pierre crue des énormes colonnes qui ressemblent à des bras crispés. Blanc comme les cristaux minuscules qui déposent leur écume sèche sur les draps de son lit. Il a chaud. Il meurt de chaud. Il meurt. Ses membres ne lui obéissent plus, son corps pèse sans lui appartenir. Il sent la douceur du tissu, une douceur qui contraste si bien avec sa chair raidie qu’elle lui donne envie de tout arracher, de s’arracher la peau, d’arracher la pierre terrible qui lui aplatit le cœur, encore et encore. Mais il ne peut pas. Il est chose. Et tout ce que chose peut faire, c’est sentir l’air s’infiltrer entre ses dents, emportant avec lui un peu de sa vie à chaque expiration. Il ne peut même plus tourner la tête. Même plus fermer les yeux. Alors, il voit. Il voit le plafond de la chambre, fendu de couleurs folles qui explosent en silence pour former les silhouettes de mensonges. Mensonges. Les oiseaux blancs au-dessus de la mer, les bateaux aux voiles carguées, les troupeaux de natils au milieu de l’herbe verte, tout cela, mensonges. Il n’y a qu’une vérité, et elle emplit son champ de vision comme si on lui avait peint les yeux. La chambre. La chambre est la seule vérité. La chambre où il va mourir. La chambre où ils se pressent, tous, où ils s’affairent sans qu’il les entende. Le bruit aussi, mensonge. La maladie l’a balayé comme le reste. Ne demeurent que les draps rouges, la pierre blanche, la peinture et les silhouettes qui se tiennent, difformes, dans le coin de son œil. Il les voit. L’air s’infiltre entre ses dents, sa poitrine se soulève, la sueur trempe son corps et il les voit, entre le ballet muet des serviteurs aux serviettes imbibées d’eau. Le liquide coule sur son front, mais il a chaud, toujours. Et les silhouettes immobiles vacillent au bord de sa vision. Une grande forme d’abord, rouge en bas, puis blanche, et noire. Son frère. Devant lui, un petit garçon contrefait, avec la barre blanche de sa béquille qui tranche l’or de sa veste. Son fils. Le fils de son frère. Le nom… Son nom ? Il l’a perdu. Comme l’ouïe, le goût, la sensation de fraîcheur quand les serviteurs posent les linges humides sur sa peau et la souffrance qui lui lacérait la poitrine, aux premiers jours de la maladie. Encore un mensonge. Seul l’air s’infiltre encore entre ses dents. Le même air qui soulève les épaules de la troisième silhouette. Éloignée des deux autres, petite, blanche comme la pierre, les lambeaux de coton, l’air. Couronnée d’or. Il a l’impression que cette chevelure absorbe les rayons du soleil comme l’eau imbibe le tissu. Et quand ces cheveux-là auront tout bu ? Le soleil s’éteindra ? Qu’importe, il ne sera plus là. Sous les cheveux d’or, il y a un visage. Humide, à cause des larmes. Sent-elle, elle, l’eau qui lui dévale les joues ? Et au-dessous du visage, une main pâle posée sur un ventre rond. Mort. Il sera mort avant la naissance de son fils. Il sait que ce sera un fils. Il sait. Selnor le lui a assuré. Et il voudrait tourner la tête, sourire, parler, être le père de cet enfant qui n’en aura pas. Mais son corps pèse sans plus lui appartenir. Tout ce qu’il voit, ce sont les pleurs de sa femme, et les lèvres de son frère qui bougeaient, il y a des mois, pour prononcer des mots qui n’ont plus de timbre. Monstre. Il parlait de monstre. Mais il s’agissait de mensonges, encore une fois. Parce qu’ils sont tous des monstres. Tous. Lui le premier. Oui, lui qui va mourir, avec la chaleur, la brûlure, et l’eau qui coule sur sa peau sans qu’il la sente. L’air aussi, il ne le sent plus, à présent. Ni le coup épuisé, lancinant, de son cœur contre la pierre sur sa poitrine. Il veut fermer les paupières. Il n’y parvient pas. On verse de l’eau sur la peinture de ses yeux, les couleurs fondent, se mêlent, s’obscurcissent. Il a froid. Tout cesse.

Premières lignes… #292

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Le barbier s’interrompit pour égoutter son rasoir d’un geste vif du poignet.
« Eh bien, il m’est arrivé un jour de raser le gouverneur Liu de la province de Qin à l’occasion de la procession et, l’été dernier, j’ai épilé au débotté les sourcils de Rosette incarnate à la place de son barbier personnel, indisposé.
— Rosette incarnate, l’actrice de Fenghua ? » demanda Chih avec intérêt.
L’artisan émit un murmure d’acquiescement en achevant d’oindre d’huile son cuir chevelu. Au premier passage du rasoir sur son crâne, l’adelphe se sentit saisie d’un frémissement qui ne lui fut qu’à demi agréable, mais elle resta aussi immobile qu’il était sage de l’être quand un colosse tenait une lame démesurée si près de son visage.
« Ouais. Sa compagnie, le je ne sais quoi du Ciel resplendissant, était en tournée dans la région en remontant vers le royaume de Vihn. Elle jouait cette fameuse pièce, tu sais, sur la vie de couple d’un chef de secte dans les basses terres. »
Chih se garda de bouger tandis que le barbier lui résumait l’intrigue de La Cruelle Épouse de maître See parce que les avis et les critiques étaient eux aussi porteurs d’histoire à leur manière, mais les brefs mouvements rythmés du rasoir le plongèrent bientôt dans une forme d’hébétude. La lame affilée glissait sur le galbe de son crâne comme si elle en connaissait intimement chaque creux, chaque bosse, et les frissons qui remontaient le long de son échine ainsi que, pour une raison mystérieuse, derrière ses genoux chaque fois qu’il se faisait raser la tête accaparèrent peu à peu son attention.
« … sans oublier, naturellement, les quatre frères Gao, les brigands des monts Carcanet, mais, ceux-là, je ne les ai rasés qu’après leur mort. Sens-moi ça, dis-moi si je suis bien passé partout. »
Docile, Chih se caressa la tête du plat de la main en s’émerveillant de la douceur de sa peau libérée des deux centimètres de tignasse qui avaient poussé depuis son départ de l’abbaye des Collines-Chantantes au début du printemps. Le sol de la tente était tapissé de petits cheveux noirs et gras. Parfumé d’une goutte d’huile de jasmin, son crâne avait la douceur de la soie.
« Tu ferais bien de te protéger la tête d’un foulard ou d’un chapeau, récita le barbier. Elle n’est plus habituée au soleil. »
Chih opina.
« Je sais, merci. Mais que disais-tu des quatre frères brigands ?
— Ils avaient tenté d’empoisonner une inspectrice impériale, qui les a amenés par la ruse à ingérer eux-mêmes leur poison », répondit l’artisan avec dédain en regardant se glisser par l’ouverture de sa tente un personnage hirsute aux épaules chargées d’un lourd ballot. La femme menue qui l’accompagnait, impeccablement coiffée en dépit de ses habits de voyage, fit signe au barbier de se dépêcher, et celui-ci acquiesça.
« Tout de suite, m’dame. »
Chih se fit aimablement pousser dehors, où un oiseau au plumage strié de bandes d’un brun rougeâtre lui adressa un léger pupulement du haut d’une barre d’attache voisine et battit des ailes pour venir se poser sur son épaule.
« Voilà, dit Presque-Brillante avec satisfaction, maintenant, tu as une allure d’adelphe.
— Je ne l’ai jamais perdue, rétorqua Chih. As-tu déjà entendu parler des frères Gao, brigands dans les monts Carcanet ? Morts du poison qu’ils comptaient administrer à une inspectrice impériale.
— Je ne crois pas. Veux-tu y retourner pour écouter cette histoire ? Tu pourrais en profiter pour te faire épiler les sourcils. Ils commencent à…
— J’y retournerai quand l’homme sera moins pris, et mes sourcils sont très bien comme ça. De toute façon, je préférerais encore payer pour un repas que pour le privilège de larmoyer sur le siège d’un barbier.
— Si j’avais des sourcils, ils formeraient une arche parfaite, pareille à celle du portail des Collines-Chantantes, grommela Presque-Brillante. Mais chacun voit midi à sa porte, j’imagine.
— Tes sourcils rivaliseraient avec la course de la lune elle-même, lui assura galamment Chih en prenant la direction de l’auberge repérée en arrivant au village.
— Garde tes flatteries, adelphe », répliqua la huppe d’un air pincé, mais elle ne protesta pas quand Chih écarta les rideaux pendus devant la porte du Renard qui court.
Contrairement aux maisons en bois bordant la rue, le Renard était bâti de pierres, dont la provenance intriguait l’archiviste. Les avait-on arrachées à quelque ruine ou cette construction était-elle simplement plus ancienne que le reste de la bourgade ?