Archives de Catégorie: Premières lignes

Premières lignes… #310

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Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.

Dans le silence du temple, je me penchai au-dessus du corps étalé sur l’autel : il s’agissait d’un membre mineur de la famille impériale, mort lors d’un accident de bateau sur le lac Texcoco. Mes prêtres avaient pansé la plaie béante de son front et lissé les rides de sa peau aussi habilement que possible ; il était vêtu de chutes de coton multicolore, et on avait cousu une perle de jade sur ses lèvres afin de le préparer pour le long voyage. En tant que grand prêtre des morts, j’avais désormais le devoir de lui faciliter le passage dans Mictlan, le monde inférieur.
J’entaillai les lobes de mes oreilles et enfonçai des épines dans les blessures, puis collectai les gouttes de sang dans un bol. Enfin, j’entamai un hymne aux morts :
« La rivière coule vers le nord.
Les montagnes broient, les montagnes lient… »
Une lumière grise envahit le temple. Piliers et murs s’effacèrent pour révéler un lieu bien plus vaste, la caverne où toute chose prenait fin. Le sol de la pièce scintillait, comme s’il était recouvert d’eau. Et les ombres s’attardaient, noircissant les fresques murales – entonnant une lamentation inarticulée, un chant qui vrillait mes tripes comme un coup de couteau. Le monde inférieur.
« Des éclats d’obsidienne dans tes mains, dans tes pieds.
L’obsidienne, pour déchirer et arracher,
Tu dois endurer… »
La cloche de cuivre cousue dans le rideau de l’entrée tinta lorsque quelqu’un le repoussa, et des pas pressés résonnèrent sous le plafond du temple.
— Acatl-tzin ! lança Ichtaca.
Surpris, je cessai de chanter et levai instinctivement la main pour tarir le flot de sang qui coulait de mes oreilles avant que l’énergie de Mictlan n’envahisse le temple. Le sort fut rompu et le monde retrouva soudain sa netteté douloureuse.
Je me retournai sans chercher à dissimuler ma colère. Un sort interrompu pouvait laisser ouvert un lien avec Mictlan, un miasme qui, avec le passage du temps, n’aurait fait que devenir plus dense, jusqu’à ce qu’il plonge le temple, la pyramide sur laquelle il était perché et tout le complexe dans les ténèbres ; le lieu serait alors devenu inutilisable.
— J’espère que tu as une bonne raison pour…
Ichtaca, mon second, le prêtre du feu, se tenait dans l’ouverture, les doigts serrés sur la conque qu’il portait en sautoir.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, Acatl-tzin, mais il a beaucoup insisté.
— Il ?
Le rideau s’ouvrit davantage et quelqu’un pénétra dans le temple : Yaotl. Mon cœur se serra. Yaotl ne venait jamais avec de bonnes nouvelles.
— Je suis navré, dit Yaotl en hochant brièvement la tête en direction de l’autel, quand bien même il était manifeste qu’il ne l’était pas le moins du monde.
Yaotl n’en répondait qu’à sa maîtresse, Ceyaxochitl ; et elle, en tant que gardienne de l’Enceinte sacrée et protectrice des frontières invisibles, n’en répondait qu’à l’Orateur vénéré Axayacatl, le souverain de l’empire Mexica.
— Nous avons besoin de vous.
Encore ? J’étais le grand prêtre des morts, mais il semblait que Ceyaxochitl me traitait toujours comme un esclave à convoquer quand la fantaisie la prenait.
— Qu’y a-t-il, cette fois ?
Le visage couturé de cicatrices de Yaotl se froissa pour dessiner ce qui pouvait être un sourire.
— Du vilain.
— Mmh, fis-je.
J’aurais dû me rappeler qu’il était inutile de poser des questions à Yaotl. Celui-ci aimait me laisser dans l’ignorance, ce qui était sans doute une façon de compenser son statut d’esclave. Je ramassai ma cape de coton grise par terre et la passai sur mes épaules.
— J’arrive. Ichtaca, peux-tu me remplacer ?
Yaotl m’attendait hors du temple, sur la plateforme de la pyramide, sa cape brodée flottant dans la brise. Nous descendîmes les degrés de l’édifice côte à côte, silencieusement. En dessous de nous, le complexe de temples, un groupe de bâtiments trapus s’étirant autour d’une esplanade, brillait sous la lune. Même à cette heure, les prêtres des morts ne dormaient pas ; ils veillaient, examinaient les corps récemment arrivés ou apaisaient les dieux du monde inférieur : Mictlantecuhtli et sa femme, Mictecacihuatl, le Seigneur et la Dame des Morts.
Au-delà s’étendait l’Enceinte sacrée, le vaste agglutinement de temples, d’autels et de palais de pénitence qui formaient le cœur religieux de l’empire Mexica. Et, plus loin encore, les maisons, les champs et les canaux de Tenochtitlan, avec leurs milliers de petites lumières qui brûlaient sous les étoiles et la lune.
Nous descendîmes les dernières marches qui menaient aux portes de mon temple, puis débouchâmes sur l’esplanade de l’Enceinte sacrée. À cette heure de la nuit, elle était libre des foules qui s’y massaient durant la journée, de toutes ces âmes avides de s’attirer les faveurs des dieux. Seuls quelques prêtres y rôdaient encore, chantant des hymnes, ainsi que quelques jeunes novices terminant leur course nocturne autour du Mur du Serpent qui ceignait le quartier. L’air était chaud et lourd, annonçant la pluie et la récolte prochaine du maïs.
À ma surprise, Yaotl ne me conduisit pas vers le palais impérial. J’avais pourtant imaginé que cette convocation mystérieuse avait quelque chose à voir avec la noblesse ; la dernière fois que Ceyaxochitl m’avait appelé au milieu de la nuit, c’était pour gérer un parti d’administrateurs saouls qui avaient réussi à invoquer une bête d’ombres de Mictlan. Nous avions passé la nuit à traquer le monstre avant de l’occire avec des couteaux d’obsidienne.
Yaotl avançait résolument sur l’esplanade vide, et dépassa les principaux temples ainsi que les maisons des guerriers d’élite. Je crus un instant que nous nous dirigions vers le temple de Toci, Grand-mère Terre, mais Yaotl le dépassa à son tour et me conduisit vers un bâtiment tapi dans l’ombre, ni aussi haut, ni aussi grand que la pyramide, une multitude de pièces, modeste et hasardeuse, s’ouvrant sur un réseau de cours, orné de fresques représentant les dieux et les déesses.
Le calmecac des filles : la Maison des Larmes, une école où les enfants des familles riches, ainsi que ceux voués à la prêtrise, recevaient leur éducation. Je n’y étais jamais entré : le clergé de Mictlantecuhtli était exclusivement masculin, et j’avais déjà assez de soucis avec mes propres élèves. Je ne voulais pas imaginer le genre d’offenses magiques dont des jeunes filles non entraînées pouvaient se rendre coupables.
— Vous êtes sûr de vous ? demandai-je à Yaotl.
Fidèle à lui-même, il ne me répondit pas et se contenta d’entrer dans le bâtiment. Je réprimai un soupir et le suivis après m’être incliné devant la prêtresse en costume de plumes qui veillait à l’entrée.
À l’intérieur, tout était calme, mais d’un calme annonciateur de tourmente. Je traversai une cour, puis une autre, croisant les regards réprobateurs des prêtresses de haut rang, et les coups d’œil curieux des fillettes massées à l’entrée de leur dortoir.

Premières lignes… #309

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— C’est tout à fait décevant, Céleste.
Assise très droite derrière son bureau en bois sombre, Grace observait la bougie placée devant elle, neuve et tout aussi raide que son propre maintien. Au travers de ses sourcils froncés et du léger pli dédaigneux de sa bouche, son visage exprimait une franche désapprobation, comme si la délicate colonne de cire torsadée l’avait personnellement offensée. Céleste savait pertinemment qu’il n’en était rien ; tout le blâme retomberait sur elle, encore une fois. Grace ménageait simplement ses effets, comme toujours.
— Je pensais que…
La maîtresse des lieux laissa sa phrase en suspens, qui plana, menaçante, comme un oiseau de mauvais augure entre les lambris niellés d’ambre du petit bureau. Céleste rentra la tête dans les épaules, se sentant acculée et prise en faute. Pourtant, cette issue avait été inéluctable et elle l’avait prévenue ; pourquoi ne l’écoutait-on jamais ?
— Peu importe ce que je pensais, compléta Grace après un silence pesant.
Elle poussa l’un de ses profonds et sempiternels soupirs, que la jeune femme avait toujours considérés comme de minuscules tempêtes chargées de déception et de mépris, perpétuellement annonciatrices de quelque catastrophe à venir.
— Je suis désolée, fit-elle précipitamment.
Grace ne sembla pas l’avoir entendue, une fois de plus. Les excuses de Céleste paraissaient revêtir si peu d’importance à ses yeux qu’elle n’y répondait jamais ; pourtant, ne l’obligeait-elle pas à les lui donner ? En faisant peser sur sa fille unique un silence interminable, aussi sec et aride que le pire des déserts, que cherchait Grace, sinon lui arracher ces mots signant sa défaite ?
— Tu pourrais réessayer. Et réussir, cette fois-ci.
C’était un ordre et non une suggestion. Céleste observa sa mère tandis que ses mains enfouies dans les poches de sa longue jupe à la couleur du soleil se transformaient en poings serrés. Une nouvelle fois, elle eut l’impression d’avoir affaire à une étrangère. Grace était grande, Céleste demeurait trop petite ; la carnation sombre de la première tranchait avec celle, un peu plus pâle, de la seconde ; les yeux de la mère, noirs et brillants comme une roche dure et immémoriale, ne se reconnaissaient pas dans les prunelles vertes et lumineuses de la fille. L’une était charismatique, la seconde se cachait. Grace avait la puissance et la connaissance d’elle-même, tandis que Céleste cherchait encore l’une et l’autre. Parfois, elle songeait que leur sang, soi-disant le même, n’aurait pas montré une couleur identique si elles s’étaient entaillé la chair afin de le comparer.
Elle baissa les yeux sur la chandelle qui semblait la narguer. Pareillement intacte, la mèche ne frémissait même pas dans le léger souffle d’air qui folâtrait par la fenêtre entrouverte. Sentant peser le regard de sa mère qui avait, en plus, la détestable habitude de ne pas autant ciller que le commun des mortels, la jeune femme prit une nouvelle inspiration et se concentra.
Et ne ressentit rien.
Elle était comme toutes les gamines qui s’essayaient à un quelconque tour de magie après s’être abreuvées d’histoires de jeteuses de sorts : vouée à l’échec, dans une parodie grotesque à laquelle personne ne pouvait croire, elle en premier.
Alors que la mèche de la bougie focalisait toute son attention, la rendant aveugle et sourde au reste du monde, Céleste secoua les moindres tréfonds de son être à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, censé être là, mais qui ne l’était pas et qui aurait pourtant pu faire toute la différence. Elle avait la sensation de traquer une étincelle dans une pièce obscure, qui jamais de sa vie n’avait connu la lumière. Bientôt, la sueur perla sur son front et le verre de ses lunettes rondes cerclées d’or s’embua ; rien d’autre ne se produisit. Comme toujours.
— Arrête.
La voix impérieuse de Grace claqua dans le silence, ramenant brusquement Céleste à la réalité. N’osant lever les yeux vers sa mère, elle se rendit compte que ses poings, toujours serrés, avaient encastré ses ongles dans ses paumes. Néanmoins, elle se força à ne pas échapper le moindre frémissement de douleur en dépliant lentement ses doigts.
Le regard de Grace tomba sur la bougie qui s’enflamma soudainement dans un petit crépitement sec, faisant sursauter Céleste.
— Ce n’est pourtant pas si compliqué… Le tour le plus élémentaire qui soit.
Céleste avala cette humiliation en même temps que sa prochaine goulée d’air, consciente que son aînée enfonçait le clou. Un de plus. Au fil des années, elle devenait plus crucifiée encore qu’une martyre.

Premières lignes… #308

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Viv enfonça sa grande épée dans le crâne de l’écailleverte avec un bruit de viande écrasée. Ses bras musclés se tendirent tandis qu’elle l’arrachait du corps de la bête dans un jaillissement de sang, Noirsaignée vibrant entre ses mains. La reine écailleverte gémit longtemps… avant de s’effondrer sur la roche.
Soupirant, Viv tomba à genoux. Le cisaillement persistant dans le bas de son dos se fit plus pressant. Elle se massa avec l’un de ses larges poings pour calmer la douleur. Essuyant la sueur et le sang coulant sur son visage, elle contempla la reine morte. Des acclamations et des cris retentirent derrière elle.
Elle se pencha un peu plus. Oui, c’était là, juste au-dessus de la narine. Toute en dents improbables et yeux innombrables, la tête de la bête était deux fois plus large qu’elle avec une mâchoire immense et, au milieu, le renflement de chair mentionné dans ses lectures.
Viv y enfonça les doigts pour l’ouvrir. Une pâle lueur dorée s’en échappa. Elle mit toute sa main dans la poche de chair, referma le poing sur une excroissance organique à facettes et tira. Elle la libéra dans un déchirement de fibres.
Fennus vint derrière elle. Elle pouvait sentir son parfum.
« C’est donc ça ? demanda-t-il, vaguement intrigué.
— Ouais. »
Viv grogna en se remettant debout, utilisant Noirsaignée comme une béquille. Sans se donner la peine de nettoyer la pierre, elle la glissa dans une poche de sa bandoulière et balança sa grande épée sur son épaule.
« Et tu veux que ça ? » insista Fennus en la dévisageant, un air amusé sur son beau visage tout en longueur.
Il montra les murs de la caverne où la reine écailleverte avait enkysté une quantité incalculable de richesses dans des cocons de salive durcie. Des chariots, des coffres et les os d’hommes et de chevaux étaient suspendus au milieu de l’or, de l’argent et des gemmes : les restes brillants de siècles d’accumulation.
« Tout juste. Nous sommes quittes. »
Le reste de la bande s’approcha. Roon, Taivus et la petite Gallina arrivèrent, victorieux, joyeusement bavards et épuisés. Roon nettoyait sa barbe pleine de boue, Gallina rengainait ses dagues et Taivus se glissa derrière eux, grand et attentif. C’était une bonne équipe.
Viv se tourna en direction de l’entrée de la caverne, où une faible lumière était encore visible.
« Où tu vas ? l’interpella Roon de son habituel ton rugueux et affable. 
— Dehors.
— Mais… Tu ne vas pas… » commença Gallina.
Quelqu’un la fit taire, probablement Fennus. Viv se sentit un peu honteuse. Elle appréciait particulièrement Gallina et aurait sûrement dû prendre le temps de s’expliquer.
Mais elle en avait fini. Pourquoi faire traîner les choses ? Elle ne voulait pas vraiment en parler. Si elle le faisait, elle risquait de changer d’avis.
Après 22 ans d’aventures, Viv avait eu son quota de sang, de boue et d’embrouilles. Une vie d’orc était faite de force et de violence, et s’achevait soudainement et brutalement. Qu’elle soit damnée si elle finissait sa vie ainsi.
Il était temps de passer à autre chose…

Premières lignes… #307

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Le renard avait travaillé toute la journée pour se débarrasser de la poussière qui s’accumulait sur les étagères depuis déjà trop longtemps. La grande majorité des livres de la librairie du village de Bellécorce n’existaient qu’en un seul et unique exemplaire, il était donc important qu’ils soient conservés dans les meilleures conditions. Archibald Renard était un commerçant consciencieux, mais lorsqu’on héritait d’une échoppe au creux d’un arbre, au sein même de la forêt, on pouvait s’attendre à ce que la nature reprenne ses droits et que la terre s’infiltre partout. Quelle drôle d’idée avait eue son ancêtre ! Avec la cire de madame Edwina Ourse qu’il gardait précieusement dans un pot de terre cuite, le renard astiqua avec soin chacune des étagères sculptées à même la paroi de chêne, en prenant garde aux tranches des beaux livres reliés qui reposaient là en attendant un acquéreur. Certains des ouvrages s’y trouvaient depuis des années – peut-être même des siècles –, puisque la librairie avait été léguée au renard par son propre père, qui lui-même la tenait de son père, lequel… ne se souvenait plus
vraiment de qui il la tenait.
Perché en haut de son échelle, il s’amusa à relire les titres qui brillaient en lettres dorées sur les couvertures de cuir. Le Mystère du voleur de noisettes, d’Alexandre Écureuil, Comment cultiver vos carottes efficacement et sans vous fatiguer, par Benoît Lapin, Les 1001 recettes aux pommes d’une cheffe, par Mireille Rainette… Le commerçant se souvenait de chacun des écrivains qui, fébrile, lui avait apporté son manuscrit avec l’espoir qu’il soit accepté dans la librairie du renard, et peut-être un jour – ils en rêvaient – vendu ! Trouver le bon livre pour le bon animal était une mission importante, surtout lorsqu’il n’en existait qu’un seul exemplaire ! Il faut que je sois plus régulier dans mon ménage, pensa honteusement Archibald en secouant son chiffon à travers le hublot aux montants de bois.
– Attention, maître Renard! Je suis en dessous! protesta une petite voix à l’extérieur de la librairie.
Deux petits éternuements furent suivis d’un gros «Tchoum!» et d’une envolée de feuilles de papier qu’on vit virevolter devant le hublot.
– À l’aide ! Mon manuscrit ! Mon chefd’œuvre ! protesta encore la voix.
Sans perdre un instant, le renard glissa le long de l’échelle et, slalomant entre les étals, se précipita à l’extérieur pour rejoindre celui dont il avait malheureusement reconnu la voix.
Sous la lumière vive d’un soleil rougissant, une tortue s’évertuait à remettre de l’ordre dans ses feuillets.
– Vous pourriez faire attention, maître Renard! N’avez-vous pas hâte de lire mon prochain essai?
– Bonsoir, monsieur Tortue, vraiment navré, je faisais un peu de ménage et j’étais distrait… s’excusa l’animal, mi-amusé, mi-mortifié.
– Aidez-moi plutôt à tout ramasser avant que le temps décide de changer!
Ils s’affairèrent jusqu’à ce que le manuscrit de Phinéas Tortue reprenne forme et que, affalé sur le comptoir comme à son habitude, la tortue assène au commerçant un argumentaire bien rodé expliquant pourquoi son livre devait absolument trôner sur les rayonnages de la Librairie de Bellécorce…
La carapace est pleine! Réflexions sur la charge mentale d’une tortue courageuse est le fruit de plusieurs mois de travail, et j’ose espérer qu’il trouvera…
– Mais bien entendu, monsieur Tortue, l’interrompit le renard en perforant le manuscrit de ses griffes acérées et en préparant la ficelle qui relierait bientôt les pages du livre. Je vais le mettre à côté de vos Pensées sur une société trop rapide et de votre Essai sur le rangement: quand votre maison devient un poids qui vous empêche d’avancer. Qu’en pensez-vous ?

Premières lignes… #306

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Paris, 5 février 1887
Depuis qu’elle était au service de Gabriel Voltz, Rose avait appris une leçon essentielle : sortir seule la nuit dans Paris était la plus mauvaise idée qui soit. En s’engouffrant dans le passage du Pont-Neuf, la jeune fille maudit son employeur toujours en vadrouille et leur mystérieux visiteur qui l’obligeaient à emprunter ce genre de coupe-gorge. Il était minuit passé. La ruelle était déserte et silencieuse, hormis les claquements de ses pas sur les pavés. Les quelques becs de gaz allumés parvenaient à peine à éclairer les enseignes des boutiques et leurs vitrines opaques. La moindre ombre, le plus petit bruit suspect la faisaient accélérer. Quand une averse soudaine martela la verrière au-dessus d’elle, l’adolescente se mit à courir.
À l’autre bout du passage, elle accueillit avec soulagement les rires gras de gentilshommes en tenue de soirée. Ces derniers convergeaient vers une adresse de la rue Mazarine. À l’heure où le théâtre, l’opéra et les événements mondains prenaient fin, ces messieurs – plus fidèles à leurs rendez-vous hebdomadaires qu’à leurs épouses – se dirigeaient vers les plaisirs de la maison close Le Lys blanc.
On accédait à l’établissement par un large porche. Au fond de la cour, un attroupement s’était formé devant le vigile qui gardait l’entrée. Rose étira le cou pour inspecter l’endroit, et une grimace fronça son nez mutin. Elle aurait rebroussé chemin dans la seconde si leur visiteur n’attendait pas son retour. L’homme, un ecclésiastique à la mine patibulaire, s’était présenté à l’improviste peu avant vingt-trois heures et avait exigé de voir le maître des lieux. Rose en avait déduit qu’il le connaissait bien mal. Trouver Gabriel Voltz chez lui à cette heure aurait relevé du miracle ! Mais le prêtre n’avait rien voulu entendre et elle n’avait eu d’autre choix que de partir à sa recherche.
Rose inspira l’air glacial de ce début février pour se donner du courage. Elle tira sur son jupon, tenta de remettre de
l’ordre dans ses boucles rousses, puis se fraya un chemin au milieu des manteaux et des cannes jusqu’au planton. Le vigile était borgne – son unique œil valide s’écarquilla quand il vit émerger de l’attroupement une servante maigrichonne de seize ans.
– Je dois parler à M. Voltz, annonça-t-elle.
– M. Voltz est occupé.
Un sourire goguenard s’étira sur la face grêlée du cerbère. Rose sentit sa patience l’abandonner. Pour ne rien arranger, sa présence amusait les autres clients. Des rires éclatèrent dans son dos ; impossible d’ignorer qu’elle en était la cible. Lèvres pincées, poings sur les hanches, elle s’écria :
– Eh bien, interrompez-le ! C’est urgent!
« Face de coprolithe », ajouta-t-elle en son for intérieur. Elle n’était pas certaine du sens de cette insulte mais elle l’avait entendue une fois de la bouche de son maître et, vu les réactions qu’elle avait provoquées, elle était vexante.
Comme Rose ne bougeait pas, le cerbère finit par céder et entrouvrit la porte qu’il gardait. Des gloussements aigus, des odeurs affriolantes de nourriture et des parfums s’échappèrent de l’embrasure. L’homme appela quelqu’un avec qui il échangea quelques mots avant de refermer la porte.
– Va attendre plus loin, ordonna-t-il.
Rose obtempéra de mauvaise grâce et trouva refuge sous le porche traversé par les courants d’air. Au bout d’un quart d’heure, la porte s’ouvrit enfin. Un homme en sortit. Il était grand – d’une taille approchant le mètre quatre-vingt-dix – et paraissait à peine trente ans. Avec de grands gestes, il prit congé de ses hôtesses qui lui répondirent par des exclamations énamourées. Gabriel Voltz fendit la file de clients qui attendaient en gesticulant pour enfiler son manteau. Il enfonça son haut-de-forme sur sa tignasse noire en bataille en manquant d’en assommer un ou deux avec sa canne.
– Par tous les diables, Rose, que fais-tu ici ? J’espère que tu as une bonne excuse !
– Bien sûr que non! J’ai eu une envie subite de prendre l’air et je me suis dit : «Tiens, si j’allais dans le lieu de débauche favori de mon employeur, histoire de geler sur place tandis qu’il finit ses petites affaires ?»