Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.
Dans le silence du temple, je me penchai au-dessus du corps étalé sur l’autel : il s’agissait d’un membre mineur de la famille impériale, mort lors d’un accident de bateau sur le lac Texcoco. Mes prêtres avaient pansé la plaie béante de son front et lissé les rides de sa peau aussi habilement que possible ; il était vêtu de chutes de coton multicolore, et on avait cousu une perle de jade sur ses lèvres afin de le préparer pour le long voyage. En tant que grand prêtre des morts, j’avais désormais le devoir de lui faciliter le passage dans Mictlan, le monde inférieur.
J’entaillai les lobes de mes oreilles et enfonçai des épines dans les blessures, puis collectai les gouttes de sang dans un bol. Enfin, j’entamai un hymne aux morts :
« La rivière coule vers le nord.
Les montagnes broient, les montagnes lient… »
Une lumière grise envahit le temple. Piliers et murs s’effacèrent pour révéler un lieu bien plus vaste, la caverne où toute chose prenait fin. Le sol de la pièce scintillait, comme s’il était recouvert d’eau. Et les ombres s’attardaient, noircissant les fresques murales – entonnant une lamentation inarticulée, un chant qui vrillait mes tripes comme un coup de couteau. Le monde inférieur.
« Des éclats d’obsidienne dans tes mains, dans tes pieds.
L’obsidienne, pour déchirer et arracher,
Tu dois endurer… »
La cloche de cuivre cousue dans le rideau de l’entrée tinta lorsque quelqu’un le repoussa, et des pas pressés résonnèrent sous le plafond du temple.
— Acatl-tzin ! lança Ichtaca.
Surpris, je cessai de chanter et levai instinctivement la main pour tarir le flot de sang qui coulait de mes oreilles avant que l’énergie de Mictlan n’envahisse le temple. Le sort fut rompu et le monde retrouva soudain sa netteté douloureuse.
Je me retournai sans chercher à dissimuler ma colère. Un sort interrompu pouvait laisser ouvert un lien avec Mictlan, un miasme qui, avec le passage du temps, n’aurait fait que devenir plus dense, jusqu’à ce qu’il plonge le temple, la pyramide sur laquelle il était perché et tout le complexe dans les ténèbres ; le lieu serait alors devenu inutilisable.
— J’espère que tu as une bonne raison pour…
Ichtaca, mon second, le prêtre du feu, se tenait dans l’ouverture, les doigts serrés sur la conque qu’il portait en sautoir.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, Acatl-tzin, mais il a beaucoup insisté.
— Il ?
Le rideau s’ouvrit davantage et quelqu’un pénétra dans le temple : Yaotl. Mon cœur se serra. Yaotl ne venait jamais avec de bonnes nouvelles.
— Je suis navré, dit Yaotl en hochant brièvement la tête en direction de l’autel, quand bien même il était manifeste qu’il ne l’était pas le moins du monde.
Yaotl n’en répondait qu’à sa maîtresse, Ceyaxochitl ; et elle, en tant que gardienne de l’Enceinte sacrée et protectrice des frontières invisibles, n’en répondait qu’à l’Orateur vénéré Axayacatl, le souverain de l’empire Mexica.
— Nous avons besoin de vous.
Encore ? J’étais le grand prêtre des morts, mais il semblait que Ceyaxochitl me traitait toujours comme un esclave à convoquer quand la fantaisie la prenait.
— Qu’y a-t-il, cette fois ?
Le visage couturé de cicatrices de Yaotl se froissa pour dessiner ce qui pouvait être un sourire.
— Du vilain.
— Mmh, fis-je.
J’aurais dû me rappeler qu’il était inutile de poser des questions à Yaotl. Celui-ci aimait me laisser dans l’ignorance, ce qui était sans doute une façon de compenser son statut d’esclave. Je ramassai ma cape de coton grise par terre et la passai sur mes épaules.
— J’arrive. Ichtaca, peux-tu me remplacer ?
Yaotl m’attendait hors du temple, sur la plateforme de la pyramide, sa cape brodée flottant dans la brise. Nous descendîmes les degrés de l’édifice côte à côte, silencieusement. En dessous de nous, le complexe de temples, un groupe de bâtiments trapus s’étirant autour d’une esplanade, brillait sous la lune. Même à cette heure, les prêtres des morts ne dormaient pas ; ils veillaient, examinaient les corps récemment arrivés ou apaisaient les dieux du monde inférieur : Mictlantecuhtli et sa femme, Mictecacihuatl, le Seigneur et la Dame des Morts.
Au-delà s’étendait l’Enceinte sacrée, le vaste agglutinement de temples, d’autels et de palais de pénitence qui formaient le cœur religieux de l’empire Mexica. Et, plus loin encore, les maisons, les champs et les canaux de Tenochtitlan, avec leurs milliers de petites lumières qui brûlaient sous les étoiles et la lune.
Nous descendîmes les dernières marches qui menaient aux portes de mon temple, puis débouchâmes sur l’esplanade de l’Enceinte sacrée. À cette heure de la nuit, elle était libre des foules qui s’y massaient durant la journée, de toutes ces âmes avides de s’attirer les faveurs des dieux. Seuls quelques prêtres y rôdaient encore, chantant des hymnes, ainsi que quelques jeunes novices terminant leur course nocturne autour du Mur du Serpent qui ceignait le quartier. L’air était chaud et lourd, annonçant la pluie et la récolte prochaine du maïs.
À ma surprise, Yaotl ne me conduisit pas vers le palais impérial. J’avais pourtant imaginé que cette convocation mystérieuse avait quelque chose à voir avec la noblesse ; la dernière fois que Ceyaxochitl m’avait appelé au milieu de la nuit, c’était pour gérer un parti d’administrateurs saouls qui avaient réussi à invoquer une bête d’ombres de Mictlan. Nous avions passé la nuit à traquer le monstre avant de l’occire avec des couteaux d’obsidienne.
Yaotl avançait résolument sur l’esplanade vide, et dépassa les principaux temples ainsi que les maisons des guerriers d’élite. Je crus un instant que nous nous dirigions vers le temple de Toci, Grand-mère Terre, mais Yaotl le dépassa à son tour et me conduisit vers un bâtiment tapi dans l’ombre, ni aussi haut, ni aussi grand que la pyramide, une multitude de pièces, modeste et hasardeuse, s’ouvrant sur un réseau de cours, orné de fresques représentant les dieux et les déesses.
Le calmecac des filles : la Maison des Larmes, une école où les enfants des familles riches, ainsi que ceux voués à la prêtrise, recevaient leur éducation. Je n’y étais jamais entré : le clergé de Mictlantecuhtli était exclusivement masculin, et j’avais déjà assez de soucis avec mes propres élèves. Je ne voulais pas imaginer le genre d’offenses magiques dont des jeunes filles non entraînées pouvaient se rendre coupables.
— Vous êtes sûr de vous ? demandai-je à Yaotl.
Fidèle à lui-même, il ne me répondit pas et se contenta d’entrer dans le bâtiment. Je réprimai un soupir et le suivis après m’être incliné devant la prêtresse en costume de plumes qui veillait à l’entrée.
À l’intérieur, tout était calme, mais d’un calme annonciateur de tourmente. Je traversai une cour, puis une autre, croisant les regards réprobateurs des prêtresses de haut rang, et les coups d’œil curieux des fillettes massées à l’entrée de leur dortoir.