Premières lignes… #311

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Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.

Agenouillée sur le sol de sa suite, Tesla Crane percevait distraitement les vibrations de l’anneau centrifuge qui pivotait autour du Lindgren, le navire de croisière interplanétaire. Ou probablement s’agissait-il plutôt du ronron de l’air conditionné. L’anneau du niveau terrien était suffisamment vaste pour qu’on ne perçoive même pas la force de Coriolis, à moins qu’on propulse un objet.
« Gimlet, va chercher. » Tesla lança un jouet à sa westie, qui fonça dans la direction prise par le paresseux en peluche. Ce dernier suivit une trajectoire courbe dans l’air, laissant brièvement la petite chienne blanche dans la plus totale confusion, avant qu’elle le repère et bondisse avec une impressionnante férocité.
Tesla en profita pour reprendre ses étirements. Elle posa ses mains au sol, et l’éclat de sa nouvelle alliance attira son attention. Un alliage de platine et d’iridium – comme l’étalon historique du kilogramme, car son conjoint connaissait bien son côté nerd. Sourire aux lèvres, elle creusa le dos dans la position de la vache, et des élancements se firent sentir quand elle redressa la tête.
Le plafond affichait un ciel numérique dont l’intensité correspondait à un coucher de soleil terrien. Des nuages simulés changeaient discrètement de forme et de position, soumis à un vent artificiel. Pas mal, comme lune de miel.
Sur le canapé, son cop… fianc… époux ! l’observa par-dessus sa broderie. Shal était trapu, avait la peau brun chaud et une chevelure bouclée terriblement brillante.
« Qu’est-ce qui te fait sourire ?
— Toi. » Tesla baissa la tête, arrondissant le dos autant que possible dans la position du chat. Elle se retrouva alors nez à nez avec la petite chienne blanche. Tout en se tortillant de plaisir, la westie enchaîna les léchouilles sur la joue de Tesla. Cette dernière tenta d’esquiver en gloussant. « Gimlet ! Tu ne m’aides pas vraiment, là. »
Gimlet n’était pas d’accord, elle repassa sa langue sur le nez de Tesla.
Dans son canapé, Shal repoussa le motif noir qu’il brodait sur la manche d’un tee-shirt. Il tapota le coussin à côté de lui. « Gimlet, viens ici. »
La chienne abandonna Tesla pour bondir sur le canapé. Elle posa sa truffe sur le cercle à broder de Shal, l’observant avec adoration.
« Il faut que je récupère ce truc, ma fille. »
Gimlet soupira et se rapprocha en remuant sa petite queue.
« Que se passe-t-il ? » Shal lui gratta les oreilles, tout sourire. « Oui, Gimlet, je suis entièrement d’accord avec toi. On ferait beaucoup mieux de rester ici, ce soir.
— Mais le karaoké, c’est aujourd’hui. » Tesla reprit la position de la vache, très loin de se sentir correctement alignée.
Ou plutôt, très loin de se sentir alignée tout court. Sa colonne vertébrale suivait ses règles propres concernant son état « normal ». Tesla avait calé son Régulateur Cérébral Profond de la Douleur au plus bas, parce que pratiquer ses exercices avec le RCPD activé la ferait souffrir encore plus par la suite.
« Et hier, on a eu droit à la soirée du transfert orbital. » Shal tentait d’ôter le cerceau à broderie coincé sous le ventre de Gimlet, mais la chienne donnait parfois l’impression de générer son propre petit champ de gravité canin. Elle ne voulait pas abîmer l’ouvrage de Shal, mais même quand elle n’était pas en service, elle restait une westie. On le leur avait bien précisé au centre de formation : « C’est une chienne, pas un robot. »
« Sois honnête, voir la Lune rétrograde, c’était plutôt un beau spectacle. Même si tous ces scintillements étaient discutables…
— Discutables, c’est un peu trop gentil, comme adjectif. » Shal souleva la patte de Gimlet pour la faire rouler sur le dos. « Hé, ma fille. Allez, viens.
— Gimlet, lâche. »
Face à l’ordre formel de Tesla, Gimlet réagit selon son entraînement de chien d’assistance et s’écarta de la broderie, mais elle continua à fixer Shal comme s’il n’existait que pour la caresser. En toute honnêteté, elle agissait ainsi avec tous ceux qu’elle rencontrait, et pas seulement avec le cop… fianc… époux !!! de Tesla. Après cinq jours de lune de miel, tout cela ne lui paraissait toujours pas réel.
« Merci. » Shal saisit son ouvrage et y passa le doigt en surface pour y déceler d’éventuels dégâts. « Je suis juste… Tant pis, pas grave.
— Quoi ? » Tesla s’interrompit, retrouvant lentement la position du chat – autant que possible, compte tenu des tiges logées dans sa colonne vertébrale. « Je connais ce genre de “tant pis, pas grave”.
— D’accord, d’accord… » Il prit le temps de faire un nœud, puis coupa le fil avec la paire de ciseaux qu’elle lui avait offerte en cadeau de mariage. Les blaireaux ouvragés sur les deux poignées semblaient se poursuivre quand la lumière jouait sur le métal forgé à la main. Il les posa, puis baissa sa broderie. « Je ne me plains pas, hein, c’est juste qu’avec le transfert en orbite lunaire basse, puis vers le vaisseau, puis les… le fait est que… je me disais… comme nous sommes en lune de miel, nous pourrions peut-être… passer un peu de temps rien que tous les deux. »
Tesla se débattit avec les cinq différentes réponses qu’elle avait sur le bout de la langue. D’un côté, elle trouvait tous les petits moments d’intimité avec son nouvel époux attrayants. De l’autre, elle avait rarement eu l’occasion d’échapper à la célébrité et d’être simplement une personne comme une autre.
Quand Shal lui avait proposé cette croisière vers Mars pour leur lune de miel, elle s’était montrée pour le moins dubitative. Il lui avait expliqué que la plupart des passagers n’auraient accès qu’au réseau local du vaisseau, les communications avec les bases de données terriennes ou martiennes étant extrêmement coûteuses. Cela signifiait qu’il pouvait payer la compagnie de croisière pour rediriger les demandes d’identification vers une fausse identité. Son bien-aimé avait eu raison. Personne n’avait encore reconnu Tesla comme la riche héritière de la famille Crane. Rester à l’intérieur avait son charme, mais sortir tranquillement était une offre à durée limitée. Quand ils seraient sur Mars, tous ces trucs ne fonctionneraient plus.
Mais là, il s’agissait d’une demande de Shal lui-même. Elle reprit la position de la vache. « Bien sûr. Si tu veux. On peut rester ici. »
Il soupira, avec une pointe de tension. « Bon, d’accord. On y va. »
Tesla cessa de s’étirer et le regarda. « Je viens de te dire que j’acceptais de rester ici.
— Oui. Avec cette inflexion qui signifie “je ne veux pas, mais j’accepte pour te faire plaisir”. » Il ébouriffa le pelage de Gimlet, sans regarder Tesla.
Celle-ci redressa la tête. « Tout d’abord, ça ne me dérange pas de rester ici. Promis. C’est juste que… le fait de pouvoir aller quelque part sans garde du corps, sans avoir à tout prévoir, sans… Mais ce n’est pas comme si rester avec mon tout nouvel époux était quelque chose de terrible.
— De terrible ? J’espère bien que je suis terrible. » Il sourit, puis haussa les sourcils d’une manière suggestive.
Elle grogna et reprit ses étirements.
« Sale nerd.
— Exactement. » Il rangea sa broderie dans son sac. « Par ailleurs, maintenant que tu en parles, c’est tout aussi inédit pour moi de sortir avec ma nouvelle épouse sans personne pour nous embêter. Alors, oui, sortons en ville.
— Ensuite, on reviendra et on passera un très bon moment ensemble. » Elle se mit à genoux, puis attrapa l’accoudoir d’un fauteuil pour s’aider à se relever.
Il eut ce sourire en coin un peu loufoque qui lui illuminait parfois le visage et donnait immédiatement envie à Tesla de lui arracher son pantalon. « Parée pour le karaoké, Gimlet ?
— Oh, je préfère ne pas l’emmener.
— Vraiment ? » Shal haussa un sourcil. « Et je ne demande pas ça parce qu’on est mieux placés quand elle nous accompagne. D’habitude, ton assistante vérifie les nouveaux endroits pour éviter que…
— C’est un simple karaoké. » Quand elle avait eu Gimlet, son thérapeute lui avait assuré qu’elle gagnerait en indépendance parce que la chienne était avant tout un outil – un équipement médical emballé dans un adorable paquet en peluche. Mais comment Tesla pouvait-elle savoir si son état s’améliorait si elle ne tentait pas sa chance de temps en temps ? Elle traversa la pièce pour rejoindre Shal et repoussa délicatement le cerceau à broderie. Après avoir posé un genou sur le canapé près de la cuisse de son époux, elle le chevaucha avec précaution. L’élancement du côté droit de sa colonne vertébrale était tolérable. Elle sourit, puis se pencha pour l’embrasser. « Personne ne m’a encore reconnue. »
Les lèvres de Shal étaient chaudes et douces quand il lui rendit son baiser. Il fit descendre une main le long de son dos, lui assurant une certaine stabilité, sans que ce soit trop ostentatoire. Elle laissa ses doigts s’attarder sur sa clavicule, sentant son cœur battre sous sa paume. La voix de Shal se fit plus rauque. « Dis-moi que tu as prévu une chanson courte, au moins.
— Hum… » Elle lui mordilla le lobe de son oreille pour l’empêcher de s’inquiéter des crises de flash-back qui se déclenchaient parfois. Mais c’était un karaoké. Sur un navire de croisière interplanétaire, pour l’amour du ciel ! Il n’y aurait pas le moindre feu d’artifice. Elle lui souffla dans l’oreille : « Tu préfères peut-être un duo ?
— Un duo, tu dis… »

Une réponse "

    • C’est une auteure géniale, je l’ai découverte avec sa trilogie de la Lady Astronaute et depuis je lui voue une admiration sans bornes ! J’ai hâte de lire celui-ci ❤

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