Premières lignes… #316

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Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.

Notre histoire commença par une course. Celle de trois jeunes gens bondissant de toit en toit, sur les tuiles de la fin du jour, au-dessus des immeubles colorés de Brillanza la belle. Au loin, les bleus, les rouges, les ocres et les blancs se reflétaient dans les eaux du port de la cité marchande. En tête, une femme portait un costume d’Arlequin et était suivie d’un bouffon à tête de cheval et d’un long et maigre individu à la peau noire, engoncé dans une tenue traditionnelle de notaire.
Ils étaient trois costumés, donc, à jouer les acrobates empressés, de saut en glissade, tandis qu’au pied des murs les suivait un quatrième, un cavalier, un peu plus vieux, fier comme un conquistador ahorcade et déguisé comme tel, bien que son séant fût à l’étroit sur la selle d’un âne. Celui-là allait bon train, mais juste au trot, pour ne pas attirer l’attention. Partout ailleurs en la belle cité, on s’agitait enfin dans les dernières heures du soleil, celles du vin qui danse sur la langue et des tomates à l’huile enfiévrant les papilles. On avait vécu au ralenti dans les rares ombres laissées par un astre jaloux. Une mandoline gazouilla, à moins que ce ne fût une guitare aux cordes étranglées par un capodastre. Des mouettes vinrent bombarder les coureurs, sans doute trop près d’un nid, et quelqu’un fit claquer une nappe à son balcon… L’heure des antipasti touchait à sa fin, on allait pouvoir se péter la panse et il n’était plus temps de jouer sur les toits.
Le monde entier ignorait, en réalité, ce qu’ils faisaient là, et pourquoi ils le faisaient. Catane, Fauve et Mwandishé. Trois « enfants de » ou presque, se rendant d’un rendez-vous manqué à un larcin improvisé, suivis de près par l’imposant Marcello sur son âne claudicant. Quatre gosses à peine adultes mais ayant déjà décidé que leurs vies ne sauraient être celles qu’on avait tracées pour eux.
Quelques instants plus tôt, ils étaient dans la cour ouverte du vieux théâtre de Tito Ciuletta, leur professeur d’art dramatique. Chacun pour ses propres raisons, ils fréquentaient le lieu trois fois par semaine depuis des années ; et s’ils n’étaient entrés que depuis peu dans l’âge adulte, ils avaient tous quatre, même le cavalier à la traîne, l’impression de se connaître depuis l’aube des temps. Ainsi va la perception chez les jeunes gens encore en pleine floraison : un an leur paraît toujours une éternité. Disons-le plus simplement : Catane, Mwandishé, Fauve et Marcello étaient amis de longue date et rien, mis à part la certitude d’être nés de mères différentes, ne leur permettait de se présenter autrement que comme frères et sœurs. Une précision tout de même, car cela aura son importance par la suite : Catane et Fauve étaient nés du même père mais de mères différentes.
Ce soir-là, Tito Ciuletta n’était pas venu les accueillir. Cela arrivait de plus en plus souvent depuis qu’il avait une nouvelle maîtresse, Dona Soparella, la femme du premier intendant du grand palais. Nul ne s’était donc ému de l’ajournement non prononcé, mais indubitable, du cours de comédie de ce jour.
Les autres élèves de Maître Ciuletta s’en étaient rentrés chez eux, dans les palaces de leurs parents pour la plupart, l’essentiel de la troupe étant constitué d’enfants de bourgeois et de nobliaux. Excepté Fauve et Marcello, il n’y avait d’ailleurs que très peu de pauvres dans les écoles des quartiers palatins de Brillanza. Mais là n’est pas notre sujet, voyons pour l’instant ce qui poussa nos héros à courir sur les toits.
Catane commença par protester. C’était la troisième fois ce mois-ci, et par les couilles d’Il Capriccioso, le géant abandonné sur la Lune, elle jura d’aller déloger le vieux maître d’entre les cuisses velues de son amante. Plus mesurée – sans doute était-ce dû à son éducation de fille de diplomate d’Ukunqoba –, Mwandishé proposa que l’on aille juste boire un café sur le port. Elle venait de commencer l’écriture d’un nouveau traité d’érotomancie et elle était si enthousiasmée par ce qu’elle trouvait à y écrire qu’elle trépignait à l’idée d’en parler à ses amis. Tous pensaient surtout qu’elle n’était en aucun cas pressée de rentrer passer une morne soirée de plus auprès de son époux grabataire dont la mollesse ne trouvait d’équivalent que dans la violence de ses crises de goutte. Marcello, lui, n’avait rien dit. Il n’avait pas plus envie d’un nouveau cours de théâtre que de retourner auprès de son père, lequel lui donnait encore des coups de ceinture alors qu’il approchait de sa vingt-cinquième année. Les autres auraient bien l’idée d’une meilleure façon de se divertir.
C’est donc de Fauve, comme bien souvent, que vint la méchante idée du jour : un homme était mort, le vieux Giordano Moglione, le vendeur de livres anciens, et puisque le bonhomme avait trépassé dans la solitude, il n’y aurait personne pour le pleurer et encore moins pour les empêcher de se remplir les poches. Non pas qu’ils fussent vraiment dans le besoin, mais le frisson du cambriolage était l’une des passions qu’ils avaient en commun.
Ils procédèrent comme à leur habitude : entrant dans les coulisses du théâtre par la fenêtre de la loge dite « du Pendu », où Fauve passait la plupart de ses nuits sans amour, ils gagnèrent la galerie des costumiers et y dérobèrent ce qui, selon leur inspiration du moment, ferait d’eux des cambrioleurs gonflés de panache et impossibles à identifier. Catane, la fille reconnue du Garde-Mer, abandonna un temps son saroual de patchwork et son turban au profit du costume d’Arlequin. Fauve, son frère illégitime, délaissa sa cape en peau de renard et choisit le fou et la tête de cheval. Mwandishé devint le vieux notaire mais ne s’embarrassa pas de la canne qui à l’accoutumée accompagnait le personnage. Sans doute pensa-t-elle un instant singer son cacochyme époux. Quant à Marcello, le grand et fort Marcello, lui qui avait toujours préféré emboutir les boudins et coller quelques beignes que de tourner les pages d’un livre, il adopta sans hésiter la bien trop petite cuirasse de conquistador et son inconfortable morion.
Bien. Les voilà donc habillés, revenons dans l’action.

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