Premières lignes… #314

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Nouveau dimanche, nouvelle découverte ! Je continue le rendez-vous que j’ai trouvé chez Book & share, et inauguré par le blog Ma Lecturothèque 🙂 Le principe de ce post est de prendre un livre chaque semaine pour vous en citer les premières lignes.

Au loin, les flammes embrasèrent les mâts du navire. Elles avaient déjà dévoré les voiles et réduit les cordages en cendres ; elles avaient gagné en ampleur jusqu’à prendre racine sur le pont lui-même. À cette distance, il n’y avait ni bruit ni chaleur. Il n’existait que l’éclat des langues de feu contre les eaux noires du port en contrebas. L’incendie avait pour seuls témoins cinq silhouettes sur un balcon.
– Quelle pitié, soupira l’un des spectateurs en bourrant sa pipe d’une main paresseuse. Heureusement que ce n’était pas un chargement de blé, hein ?
L’armateur du navire, le Constance, ne souffla mot. Ses yeux étaient perdus dans la fournaise qui engloutissait deux mois de ses revenus.
– Espérons, dit Dame Evelyn Perdanu, la seule femme de l’assemblée, petite, menue et affichant son état de deuil par ses vêtements noirs, que votre Planétaire ne ramène pas la peste pulmonaire en sus de son chargement, M. Dansforth.
L’homme à la pipe blêmit, bien que cela ne fut qu’à peine visible dans la pénombre.
– Pour qui me prenez-vous ? Jamais mes hommes ne…
– Vos hommes sont obligés de prendre la mer sur une embarcation qui tient plus de l’épave que du navire. Vous êtes trop près de vos sous, l’interrompit l’armateur du bateau détruit. Si elle a atteint mes hommes, alors que je les paie correctement et que je veille à ce qu’ils soient approvisionnés en eau claire malgré les prix exorbitants…
– Allons, Messieurs, s’immisça Weyland Sing, le plus âgé des membres du groupe.
La coupe élégante de ses cheveux gris évoquait les vagues sur l’océan et les rides profondes qui sillonnaient sa peau brune et tannée rappelaient qu’il avait passé des années en mer avant de se retirer dans la richesse et le confort de son hôtel particulier.
– Il nous faut envisager que cette maladie n’est pas naturelle. Il se peut que des forces contraires s’attaquent à nous.
Evelyn l’étudia, dissimulée sous les plis de son voile noir. L’obscurité nocturne et les lanternes trop timides pour bien éclairer leur balcon rendaient l’observation de leurs visages difficile, mais elle parvenait à lire la disposition des quatre hommes dans leur posture. Personne ne parlait. Aucun ne voulait prendre la responsabilité d’aborder le sujet. Ils savaient tous ce qu’il se passait. Cinq ans que cela durait.
Delphinium était mourante. La ville était déjà comme morte.
Même si le Planétaire revenait avec son chargement de blé, de poisson salé et d’agrumes, cela ne ferait que retarder l’inévitable. Le coup d’État militaire qui avait fait voler en éclats l’Empire Cénanthe avait coupé la capitale de toutes ses terres si ce n’était les villages agricoles les plus proches. Les officiers de la Marine rebelle parcouraient toujours les mers d’où jadis Delphinium tirait des richesses sans pareilles ; dorénavant, ses navires avaient autant de chances de franchir le blocus et de rentrer au port que d’être détruits par une attaque sournoise des traîtres.
Peut-être même qu’ils empoisonnaient les équipages.
Delphinium avait été abandonnée à son sort, alors que l’Impératrice et les membres les plus chevronnés du gouvernement tombé refusaient de se soumettre. Autour d’elle, dans les autres cités et les colonies lointaines, on prospérait sous l’égide de nouveaux maîtres. Mais, perchée sur son balcon, Evelyn percevait les remugles de la pourriture, la déliquescence douce-amère de la fierté, de l’argent, des hommes.
Elle reporta son attention sur le navire en feu. Ce n’était plus qu’une colonne de flammes.
– Madame, lui demanda Danforth, à la fois plein d’hésitation et d’arrogance, comme toujours lorsqu’il lui adressait la parole, que vous ont dit vos hommes du Vérité, lorsqu’ils sont arrivés au port cet après-midi ?
– Rien d’intéressant, répondit-elle en espérant qu’il la laisserait tranquille.
Elle n’aurait rien dû dire. La plupart du temps, les hommes oubliaient sa présence. Elle n’était qu’un petit bout de femme, riche certes, mais à peine plus qu’un fantôme. On ne la remarquait pas. On ne la respectait pas, ou alors on lui accordait le même respect que celui des petits garçons pour le monstre qui se cache sous leur lit. Les quatre hommes auraient préféré qu’elle ne fût pas là, mais sa compagnie maritime comptait bien trop de navires et ses coffres étaient les plus remplis. Ils l’invitaient donc avec un sentiment de devoir accompli.
– Ils ont vu les vaisseaux de la Marine dans leur sillage au moins une fois par semaine, continua-t-elle. Tous nos navires rapportent la même chose. Aviez-vous des raisons d’espérer qu’il en soit autrement ?
Elle lui jeta un coup d’œil subreptice. Favoris trop épais, cheveux si pommadés que l’on distinguait le passage du peigne, gilet délicat.
– Bien sûr que non, répondit-il en desserrant à peine les mâchoires.
Elle tourna les talons et rentra dans le salon du club des armateurs. Elle les entendit la suivre, le bruit de leurs chaussures cirées étouffé par l’épaisseur du tapis rapporté d’un marché d’Irula, dans les terres occidentales, mais tissé par des petites mains dans les montagnes Novuranes. Ils avaient perdu leur comptoir à Irula deux ans auparavant. Plus jamais ils ne recevraient de tapis de cette épaisseur, de ce dessin, de cette perfection.
Ils perdaient tant… Mais maintenant qu’ils n’étaient plus obligés de contempler le navire en flammes, les hommes s’installèrent confortablement dans la pièce. Evelyn prit sa place habituelle, face au buffet, entre les portes-fenêtres où elle serait oubliée tant qu’elle ne dirait mot, où on lui ferait sentir qu’elle n’était pas la bienvenue si elle brisait le silence. M. Urston, l’armateur du clipper rentré au port avec la maladie, avait l’air pincé et amaigri. Il fut le seul à rester à ses côtés, le regard perdu dans l’obscurité hyaline des fenêtres.
– La seule bonne chose que l’on retire de toute cette histoire, dit M. Sing en se servant un brandy, c’est qu’il n’y a plus de frais de douane.
S’il n’y avait plus de frais de douane, c’est parce que, bientôt, il n’y aurait plus de monnaie non plus. Le commerce maritime était l’unique bouffée d’oxygène qui parvenait aux poumons oppressés de Delphinium, la seule qui permettait aux finances exsangues de survivre. Les artisans peinaient à trouver les matériaux de première nécessité et n’avaient plus accès à leurs clients hors de la ville. Ils s’estimaient chanceux si les entrepôts recevaient des cargaisons une fois de temps en temps. S’ils avaient de la chance, cela leur suffirait pour la semaine à suivre, le mois, l’année. Ils pourraient continuer à faire comme si de rien n’était. Ils évitaient soigneusement le sujet de la mort. Ils ne la verraient pas arriver quand elle viendrait pour eux.

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